Les commandements, chemin de déification et thérapie spirituelle chez les Pères de l’Eglise
Dans le monde occidental contemporain marqué par l’individualisme et le libéralisme sous toutes ses formes, la notion de commandements, au sens moral et religieux notamment, est très souvent assimilée à une aliénation, et dénigrée ou rejetée au nom de l’indépendance, ou de l’autonomie, et du droit de faire ce que l’on veut sans avoir de comptes à rendre à une autorité transcendante. Il est donc important que les chrétiens témoignent du fait que les commandements ne sont pas là pour ruiner la liberté authentique, mais pour la promouvoir, ou la restaurer. Nous devons rappeler que les commandements sont à vivre comme un chemin de libération et de guérison intérieure pour répondre à l’amour de Dieu.
Quelles sont la nature et la fonction des commandements ?
Un élément de réponse est donné dans l’Evangile à travers l’épisode du jeune homme riche (Mt 19, 16-22) : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » demande le jeune homme. Mais, en lisant ce passage de l’Evangile, une autre question naît : qu’est-ce que la vie éternelle ? Le Christ donne la réponse : « La vie éternelle c’est qu’ils te connaissent, Toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17, 3). Pour les Pères grecs, et en particulier pour saint Grégoire de Nazianze et saint Maxime le Confesseur, la connaissance de Dieu n’est possible que par la déification, par l’union et la participation de l’être humain aux Energies divines. Ainsi la question du jeune homme riche revient à demander : comment faire pour être un homme réalisant sa vocation essentielle, c’est-à-dire connaître Dieu par la participation aux Energies divines ? Le Christ répond : « Observe les commandements : ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne vole pas, ne prononce pas de faux témoignage, respecte ton père et ta mère, aime ton prochain comme toi-même… et si tu veux être parfait, viens et suis-moi ».
Nous pouvons ainsi voir le sens et le but des commandements, qu’il s’agisse des commandements reçus et transmis par Moïse dans l’Ancien Testament, ou des commandements donnés par le Christ Lui-même et qui accomplissent tous les autres, et en particulier l’appel à Le suivre, à agir comme Lui, à aimer comme Lui. Ce sont à la fois des repères et des instruments de transformation qui sont proposés à notre liberté pour réaliser notre vocation d’êtres créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, et trouver ainsi la paix et la stabilité intérieures que nous recherchons tout au long de notre vie.
C’est pourquoi, selon saint Isaac le Syrien, « les commandements de Dieu sont plus que tous les trésors du monde ». Pour les Pères de l’Eglise, en effet, les commandements sont l’expression de la volonté de Dieu, et ces commandements sont à chercher, à contempler dans la vie et l’enseignement du Christ ; les connaître, les mettre en pratique, c’est vivre de la vie du Christ, c’est commencer à pouvoir dire comme saint Paul : « c’est le Christ qui vit en moi » (cf. Discours ascétiques, n°5).
Chez les Pères, les commandements désignent moins le Décalogue et les préceptes de l’Ancien Testament que les prescriptions que le Christ a données par sa vie, son comportement et son enseignement, en particulier dans le Sermon sur la montagne (Mt, chap.5, 6, et 7). En effet, pour saint Irénée, par exemple, le Décalogue est l’expression des préceptes naturels donnés à l’homme dès le commencement (Contre les hérésies, IV, 15, 1), et ceux qui aiment Dieu et leur prochain ont ces commandements dans leur cœur ; (on trouve un écho de cela dans certaines philosophies du siècle des lumières telles que celles de Rousseau ou de Kant qui affirment que la loi morale est inscrite au fond du cœur de l’homme où Dieu l’a déposée dès le commencement). Mais après la chute, quand l’amour de Dieu est tombé dans l’oubli, il a été nécessaire d’exprimer ces commandements par l’intermédiaire de Moïse au Sinaï pour rappeler à l’homme comment il doit vivre puisqu’il est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ; lui rappeler en quelque sorte ce que le péché lui avait fait oublier, et préparer ainsi l’Incarnation du Verbe.
Ces préceptes « naturels », immanents, communs à tous – saint Paul parle des étrangers qui ne connaissent pas la Loi des juifs, mais qui obéissent d’eux-mêmes à ce qu’ordonne cette Loi (cf. Rom. 2, 14) – ne sont pas supprimés dans l’Evangile, mais accomplis : leur véritable sens est révélé et approfondi dans et par la personne du Christ Jésus (cf. Mt 5, 17) ; il s’agit d’une transformation de l’être humain en profondeur, transformation qui ne touche pas seulement les actions extérieures, mais aussi l’intérieur de l’homme, c’est-à-dire les pensées et les désirs. C’est tout le sens du Sermon sur la montagne : « Vous avez appris qu’il a été dit : tu ne commettras pas de meurtre. Et moi je vous dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ; celui qui dira à son frère ‘imbécile’ sera justiciable du Sanhédrin ; celui qui lui dira ‘fou’ sera passible de la géhenne de feu » (Mt 5, 21-22), et toute la suite de ce chapitre concernant l’adultère, le divorce, les serments, la vengeance, et l’amour des ennemis. Ce qui nous est révélé par notre Seigneur c’est que les pensées sont aussi importantes que les actes, car ce sont elles qui conditionnent les actes. C’est pourquoi saint Jean Cassien place au début de ses Conférences le deuxième entretien avec Abba Moïse sur la « discrétion », c’est-à-dire le discernement des pensées, qui permet de mener une vie vertueuse conformément aux commandements du Christ : « C’est la discrétion qui est appelée, dans l’Evangile, la lampe du corps… Elle discerne en effet toutes les pensées de l’homme, et ses actes ; elle examine et voit dans la lumière ce que nous devons faire… Sans la grâce de la discrétion, il n’est point de vertu achevée ni constante » (Collations II, 2 et 4).
Obéir aux commandements, c’est donc accomplir la Loi, non de façon formelle comme une obligation extérieure, mais avec et dans le Christ ; c’est L’imiter, vivre comme Lui et en Lui, car Il est Lui-même l’accomplissement de tous les commandements. C’est ce que dit saint Syméon le Nouveau Théologien : « tu deviendras semblable à Dieu en imitant exactement ses œuvres en fait de tempérance, de courage, d’amour pour les hommes, ainsi qu’en supportant les épreuves et en aimant ton prochain » (Hymne 44). Pour saint Maxime le Confesseur, pratiquer les commandements nous fait donc parvenir à la vraie connaissance de Dieu, car nous devenons comme Lui ; et saint Nicolas Cabasilas affirme que ce qui est commun aux chrétiens, c’est l’obligation de ne pas entrer en lutte avec la volonté du Christ, et de conformer sa vie aux desseins divins en accomplissant ses commandements (La vie en Christ).
Bien entendu, pour les Pères, et en particulier pour saint Syméon le Nouveau Théologien, dans la mesure où le sens véritable des commandements est révélé par le Seigneur comme chemin de ressemblance et de déification, leur compréhension par chaque personne et leur mise en pratique sont liées à la présence de l’Esprit Saint en nous, car comme le précise saint Grégoire Palamas, c’est le Saint-Esprit qui met en nous la grâce de la régénération. Par l’Incarnation, la nature humaine est restaurée, sauvée, libérée, mais cette restauration dont Dieu prend l’initiative n’a rien d’automatique. Elle est à la fois accomplie dans le Christ, et proposée à la liberté de chacun de nous.
L’homme peut donc accepter ou refuser le Salut, mais s’il l’accepte, cela implique une décision, qui est en même temps conversion, metanoïa ; et saint Grégoire Palamas souligne que, pour être authentique et changer véritablement l’être humain dans sa plus grande profondeur, cette conversion ne peut se réduire à un simple souhait, elle ne peut se limiter à une disposition intérieure passagère ; elle doit s’appuyer sur une volonté ferme, une décision de changer de mode de vie. Autrement dit, la compréhension de la nécessité de la conversion, pour ne pas rester purement intellectuelle, ou sentimentale, doit s’enraciner dans une praxis, une orthopraxie. « Ne nous contentons pas d’apprendre en paroles ce qui est ineffable ; c’est par la pratique, la fatigue, les peines que nous efforçons de les appréhender et d’être élevés à cette contemplation » (Saint Syméon le Nouveau Théologien, Catéchèses). De même pour saint Grégoire de Nazianze : « Vivons en contemplatifs, mais commençons par le bon commencement : la crainte et l’observation des commandements… Monte, mais par la voie des commandements. L’action (praxis) est l’échelle de la contemplation (theoria) » (Discours 39, 8). Saint Jean Damascène associe justement la foi à la vénération et à la pratique des commandements, et pour saint Jean Chrysostome, il faut que la foi soit appuyée sur la volonté de changer nos comportements, dans la mesure où ceux-ci sont trop souvent l’expression de l’idolâtrie de nous-mêmes, ce que les Pères appellent philautia. Tout cela ne fait qu’appuyer ce que dit le Christ Lui-même : « Il ne suffit pas de dire ‘Seigneur, Seigneur’ pour entrer dans le Royaume de Dieu, il faut faire la volonté de mon Père » (Mt 7, 21). L’orthopraxie est le complément nécessaire de l’orthodoxie…
La pratique des commandements est tout à fait importante dans la vie des chrétiens s’ils veulent être fidèles à leur baptême. En effet, le baptême nous fait naître à la vie nouvelle, la grâce nous est donnée en plénitude, mais comme l’explique saint Grégoire de Nysse, la condition de la créature est de changer sans cesse, d’être toujours dans un mouvement de transformation physique et psychique. Ainsi : « Le Verbe veut que, par nature sujets au changement, nous ne glissions pas vers le mal par la faute de notre nature changeante, mais que, par un progrès continuel vers la perfection, nous nous aidions de cette disposition au changement pour monter vers des biens supérieurs, et qu’ainsi le caractère changeant de notre nature nous rende impossible le changement en mal » (Homélies sur le Cantique des cantiques, VIII). Le changement en mal, c’est-à-dire le péché, est donc toujours possible, c’est pourquoi, pour saint Dorothée de Gaza, « connaissant nos faiblesses, et prévoyant que même après le baptême nous commettrions encore des péchés, Dieu nous a donné, dans sa bonté, les saints commandements qui nous justifient, non seulement de nos péchés, mais même de nos passions, des mauvaises dispositions de notre homme intérieur (Guide spirituel, 1). La pratique des commandements va donc nous aider à préserver dans toute sa puissance la grâce du baptême ; « si quelqu’un ne cesse pas de se souvenir de Dieu, et s’il ne néglige pas ses saints commandements, il ne tombera pas dans une faute volontaire ou involontaire » (Saint Diadoque de Photicé, La perfection spirituelle, chap.100).
Cependant il faut préciser que pour les Pères, le rôle des commandements n’est pas de contraindre, d’obliger, mais de baliser le chemin de la transformation intérieure, de servir en quelque sorte de garde-fous, pour respecter notre liberté. De plus, comme le dit encore saint Syméon le Nouveau Théologien, ce n’est pas tant nous qui gardons les commandements, que les commandements qui nous gardent ; la constance dans la vigilance, la prière, l’ascèse, ne peuvent s’appuyer que sur la garde des commandements.
La fonction thérapeutique des commandements
Il faut comprendre aussi l’importance des commandements comme thérapie de l’âme. Si le Christ donne des commandements, c’est comme des remèdes pour retrouver notre nature véritable. Leur intégration dans la vie permet en effet aux chrétiens, et à tous les « hommes de bonne volonté » inspirés par le Saint-Esprit, de guérir des maladies spirituelles qui sont la conséquence du péché, mais aussi des maladies psychiques (culpabilité et angoisse névrotiques, par exemple) et des maladies physiques ou psycho-somatiques, dans la mesure où beaucoup d’entre elles sont la conséquence de la mauvaise santé spirituelle de notre être. C’est ce qu’exprime saint Isaac le Syrien : « Le Christ a donné des commandements vivifiants comme des remèdes purificateurs pour nous guérir de nos passions. Ce que les remèdes sont au corps malade, les commandements le sont en effet à l’âme passionnée… ils sont là pour combattre les passions et guérir l’âme… Le mal est entré en nous par la transgression des commandements, il est donc clair que c’est par la garde des mêmes commandements que revient la santé » (Lettre n° 4). De même pour saint Grégoire Palamas, le Christ a donné à l’homme les commandements pour lui permettre de retrouver sa nature véritable, authentique, créée dès le commencement. Saint Jean Chrysostome et saint Grégoire de Nazianze vont également dans le même sens en affirmant que l’avènement du Christ a pour but de purifier l’âme, de la guérir du mal de la première transgression, de la rendre à son état originel. Même affirmation chez saint Dorothée de Gaza : « Le Christ nous apprend par les commandements comment être purifiés même de nos passions, afin qu’elles ne nous fassent plus retomber dans les mêmes péchés…Il nous fournit le remède pour que nous puissions obéir et être sauvés » (Guide spirituel, 1).
Mais la nécessité de lutter contre les passions ne veut pas dire les détruire. Pour les Pères de l’Eglise, il ne s’agit pas de les anéantir mais de les métamorphoser en les soumettant à la raison qui pourra les retourner en vertus (cf. saint Grégoire de Nysse, La création de l’homme, chap. 18), car l’énergie qui sous-tend les passions est la même que celle des vertus, mais malade, pervertie, déviée par le péché adamique. La guérison, c’est donc la transformation (et non pas la destruction) des passions réorientées vers leur véritable finalité, et de permettre de vivre selon les vertus qui appartiennent à la véritable nature de l’homme, qui sont constitutives de la santé véritable. Noyons que le mot « vertu » n’a pas étymologiquement de connotation morale. Il désigne l’excellence de la vie ou du comportement conforme à notre vocation d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu. « La vertu, dit saint Clément d’Alexandrie, c’est la disposition de l’âme en harmonie avec le Logos pendant toute la vie » (Le Pédagogue), c’est l’obéissance à la volonté de Dieu, à l’enseignement donné par le Christ Jésus.
Il y a donc complémentarité entre les commandements et les vertus : les commandements ont pour but d’éliminer ce qui fait obstacle aux vertus, puis de les protéger quand elles sont restaurées. « Des commandements naissent les vertus, et par la pratique des vertus s’effectue la plénitude des commandements » dit saint Syméon le Nouveau Théologien (Catéchèse24). De même, chez saint Nicolas Cabasilas : « la vie bienheureuse consiste ici-bas dans la perfection de la volonté » (La vie en Christ), la volonté parfaite étant la volonté restaurée dans sa santé originelle, naturellement orientée vers Dieu, donc vertueuse. Autrement dit, par la pratique des commandements, la volonté est purifiée, l’esclavage des passions est rompu, la véritable liberté est restaurée, et la personne peut se construire.
Mais, comme pour tout processus de guérison, cela implique un combat contre ce qui fait obstacle à cette guérison, à savoir les tendances de notre nature déchue marquée par le péché telles que l’idolâtrie de soi-même, ou la résistance à tout effort ascétique. Ainsi « pour ceux qui commencent à s’éprendre de la piété, le chemin de la vertu apparaît très rude et très pénible, non qu’il le soit en réalité, mais parce que la nature humaine, dès le sein maternel, se trouve en affinité avec les plaisirs… Il faut donc, au début du combat, forcer en quelque sorte notre volonté à accomplir les saints commandements de Dieu, de telle manière que le Seigneur, dans sa bonté, en voyant notre résolution et notre effort, nous envoie une volonté toute prête à accomplir avec grand plaisir ses glorieux commandements » (Diadoque de Photicé, La perfection spirituelle, chap.93). De même pour saint Macaire : « Lorsque quelqu’un approche du Seigneur, il faut qu’il se fasse violence pour accomplir les commandements de Dieu… qu’il se fasse violence pour aimer sans avoir d’amour, pour être doux sans avoir de douceur… Quand Dieu verra comment il lutte et se fait violence, Il lui donnera la vraie charité et la vraie douceur, c’est-à-dire qu’Il le remplira des dons du Saint–Esprit » (Homélies spirituelle n° 19). Saint Grégoire de Nazianze évoque, quant à lui, une longue pratique ascétique faite de « mille sueurs », et de « beaucoup de labeur ».
Le combat est donc difficile et permanent, mais ce qui ressort aussi de l’enseignement des Pères, c’est que Dieu vient en aide à celui qui a pris la ferme résolution d’entrer dans la lutte ; et le but des commandements étant de nous identifier au Christ, à mesure que cette identification se réalise progressivement par l’action du Saint-Esprit dans le cœur de la personne, les commandements s’intériorisent, ils cessent d’être des obligations extérieures pour devenir une manière de vivre enracinée dans la prière et la vigilance.
L’amour et l’humilité, fondements des commandements
Il faut enfin rappeler que la véritable raison d’être des commandements, c’est l’amour.
D’une part, en effet, Dieu donne des commandements par amour pour l’homme, pour l’amener à la ressemblance, l’amener à vivre comme un fils adoptif et non comme un serviteur. En ce sens, accepter de faire, ou au moins avoir le désir authentique d’essayer de faire ce que dit le Christ, et s’efforcer de le vivre concrètement, c’est déjà entrer dans la vie même du Seigneur en ouvrant son cœur et son désir profond à la grâce de l’Esprit-Saint.
D’autre part, c’est par amour pour Dieu que l’homme accepte librement de les vivre, non comme des obligations, mais parce que, quand nous aimons quelqu’un, nous cherchons généralement à faire coïncider notre vie avec la sienne, nos désirs avec les siens, nos pensées avec les siennes. La pratique des commandements, ou, au moins au début, la bonne et ferme volonté d’être et d’agir comme le Christ nous l’enseigne, c’est en quelque sorte l’amour de Dieu « en actes ». Selon une célèbre formule, « il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour » ; à quoi sert en effet de dire à quelqu’un ‘je t’aime’ si le comportement et les actes ne ratifient pas ce que dit la bouche ? C’est ce qu’affirme aussi saint Grégoire de Nazianze : l’amour envers Dieu se manifeste par l’observance de ses commandements (Discours 3, 7).
L’amour de Dieu est à la fois la source et le but des commandements
Mais nous sommes pécheurs, c’est-à-dire que notre vie et nos pensées sont très souvent en décalage par rapport à l’observance aimante des commandements ; la conversion en profondeur de notre cœur et de notre être est toujours à faire, ou à refaire. A ce sujet, on peut rappeler une petite histoire fort instructive sur l’humilité de la conscience des saints. Dans les Apophtegmes des Pères du désert, il est raconté qu’au moment où Abba Sisoès allait mourir, son visage brillait comme le soleil, et tous autour de lui savaient qu’il était parfait. Abba Sisoès dit : « Voici que les anges viennent me prendre, et je les supplie de me laisser faire un peu de pénitence. » Les autres vieillards lui dirent : « Tu n’as pas besoin de faire pénitence, Père. » Mais il leur répondit : « En vérité, je n’ai pas même conscience d’en être encore au commencement ».
Nous faisons tous quotidiennement la douloureuse expérience de notre péché et de notre incapacité de vivre les commandements ; mais nous ne devons pas tomber pour autant dans le désespoir ; un adage patristique dit en effet que « à qui fait ce qui est en son pouvoir, Dieu ne refuse pas sa grâce » (Myrrah Lot-Borodine, La déification chez les Pères grecs). Ce qui importe c’est la « bonne volonté » que les anges souhaitent aux hommes la nuit de Noël, c’est-à-dire l’orientation de toutes nos facultés vers Dieu. Saint Isaac le Syrien affirme que « l’œuvre de la vertu est l’œuvre des commandements du Seigneur. Mais il y a plus que l’œuvre, et c’est le bon ordre de la réflexion, lequel est assuré par l’humilité et la vigilance. Quand s’est retirée la puissance des commandements, c’est l’humilité qui a été donnée à leur place. Le Christ exige moins l’œuvre des commandements que le redressement de l’âme, car c’est pour redresser l’âme qu’Il a donné la loi des commandements » (Œuvres spirituelles, 37ème discours). Et saint Syméon le Nouveau Théologien écrit : « Courez par la pénitence sur la voie des commandements… Mettons notre zèle à garder les commandements de Dieu afin d’obtenir la vie et le Royaume éternel. Que cette voix du Seigneur frappe nos oreilles : ‘Vous m’avez nourri, affamé que j’étais de votre salut, en pratiquant mes commandements’ » (Catéchèse 15). Mais il dit aussi que ce qui compte au regard de Dieu c’est la disposition du cœur : « Il ne faut pas nous fier à nos œuvres… Dieu désire surtout un esprit contrit, un cœur contrit et humilié… un sentiment de soumission en esprit d’humilité » (Ethique 8).
« Donne-moi de voir mes fautes… », demandons-nous durant le Carême de Pâques avec saint Ephrem ; mes péchés sont innombrables, et je connais ma faiblesse ; je sais donc que je manque perpétuellement à l’observation des commandements ; mais pour les Pères, ce qui est important, c’est que l’homme se voit tel qu’il est, faible et pécheur, mais travaillant sans cesse à se convertir en vérité, et mettant sa confiance en Dieu seul. C’est donc dans l’humilité que nous devons chercher à vivre les commandements, et sans perdre courage quand nous échouons. Dans le même ordre d’idées, Evagre le Pontique et saint Jean Cassien rappellent que le respect des commandements sans humilité et sans discernement des pensées risque de faire tomber l’être humain dans l’orgueil ou la vaine gloire. Il vaut peut-être mieux demander à Dieu d’avoir pitié de nous, avec un vrai repentir, en reconnaissant que nous sommes incapables de mettre totalement en pratique les commandements, que de nous glorifier de nos petites victoires passagères. Saint Jean Chrysostome, à la fin de la huitième de ses Homélies sur la conversion rappelle que Dieu est un Père plein de tendresse qui n’exige pas l’impossible : « Je vous ai affirmé que Dieu guérit les pécheurs, les hommes accablés d’innombrables fautes, semblables à des malades, pour peu qu’ils se repentent… ‘Venez et discutons’ dit le Seigneur. Faites quelques efforts de votre côté, et j’arrangerai le reste ; venez donc et je ne laisserai en vous aucune trace, ni cicatrice. ‘Si vos péchés sont comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme de la neige’ (Is. 1,17). Tout est possible à Dieu : Il est capable de purifier un être qui n’est que souillures. Forts de ces enseignements, et mûris par la connaissance de ce remède qu’est la conversion, rendons-Lui l’hommage qui Lui est dû, car en Lui sont la puissance et la gloire pour les siècles des siècles. Amen. »
P. Yves Dulac