Catéchèses

Les puissances célestes

Conférence faite en 2005 par le prêtre Yves Dulac, à Paris, au Temple protestant de l’Etoile pour répondre à la question : Les esprits, est-ce que ça existe ?

Dans ce monde marqué par l’athéisme et la perte du sacré et des valeurs, beaucoup s’interrogent sur l’existence des esprits : peut-on dire que les esprits existent ? Si oui, peut-on en démontrer « scientifiquement » l’existence ? Et s’il n’y a pas de « preuves », peut-on affirmer que ces esprits ne sont que des manifestations plus ou moins délirantes d’un inconscient mal exploré, et qu’en parler comme des êtres réels relève de la superstition et de l’infantilisme, ce qui ne peut qu’engendrer le scepticisme, voire l’ironie ou le mépris ? C’est l’opinion de beaucoup de nos contemporains pour qui la vie se réduit à la recherche d’un bonheur individuel fondé sur un rationalisme étroit dans un monde matérialiste, où le profit et le pouvoir ont remplacé les valeurs spirituelles. Quoi qu’il en soit, reconnaissons simplement qu’on ne peut pas « prouver » l’existence des esprits, ni d’ailleurs leur inexistence, car on touche là à un domaine où la raison pure est inopérante ; cela relève de la foi, ou de la croyance. Toutefois, dans une perspective purement philosophique, on peut dire que leur existence est pensable puisque conceptuellement non contradictoire. Aujourd’hui encore il y a des gens qui se disent inspirés par un esprit, ou par des esprits, ou encore mus par des « énergies » ou des « forces » qui les transcendent, et en règle générale, les religions évoquent des forces invisibles qui agissent invisiblement dans la vie des êtres humains.

On ne peut donc pas prouver que les esprits existent mais en revanche, on peut essayer de comprendre l’approche religieuse, en particulier celle des chrétiens orthodoxes, de l’existence de ces esprits, de leur nature, de leurs fonctions, de leurs déviations, ce qui pour certains ne sera qu’une façon symbolique de parler de phénomènes qui échappent à la notion de vérification objective. Qui sont ces esprits ? Anges ? Démons ? Ou constructions inconscientes ? La réponse est difficile, voire impossible, car, comme le dit Shakespeare : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que ne peut en rêver notre philosophie » (Shakespeare, Hamlet, acte I scène 5). On ne peut donc pas démontrer l’existence des esprits, on ne peut que constater qu’ils tiennent une place importante quoiqu’irrationnelle dans la vie des hommes d’aujourd’hui.

Dans le cadre de cet exposé nous nous limiterons à rappeler ce que disent les grandes traditions religieuses de l’humanité, et en particulier la tradition chrétienne, pour comprendre la fonction et le sens religieux de l’existence des esprits et en dégager des éléments de réflexion pour l’homme contemporain très souvent étranger aux réalités spirituelles.

Redisons d’abord que la croyance dans l’existence des esprits, des forces invisibles, semble inhérente à toutes les religions, ces esprits étant appelés anges ou démons selon le côté bénéfique ou maléfique de leur action. La réponse à la question de départ est donc « oui » mais un oui relatif puisque cette existence des esprits, objectivement indémontrable, est de l’ordre de la croyance ou de la foi. Toutefois on peut expliciter cette croyance et étudier la nature de ces esprits et leur fonction dans la religion selon trois axes : en premier lieu, avant de parler des esprits au pluriel il faut rappeler que, pour les religions, la source de tout ce qui existe, c’est l’esprit divin , c’est-à-dire Dieu ; ensuite nous tâcherons d’expliciter ce que sont ces forces invisibles que l’on appelle les anges ; enfin il faudra aborder la question des esprits négatifs ou mauvais, appelés diaboliques ou démoniaques.

L’existence de l’esprit créateur

Dieu est « créateur des choses visibles et invisibles » affirment les chrétiens au début du Credo. On affirme donc ainsi que le monde que nous connaissons, visible et invisible, est une création de l’esprit divin ; et comme le dit Jésus à la femme samaritaine dans l’évangile selon saint Jean : « Dieu est esprit (en grec pneuma), et c’est pourquoi ceuxqui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité » (Jean 4, 24). C’est donc l’esprit – il faudrait d’ailleurs plutôt écrire l’Esprit – qui est à l’origine de la création ainsi qu’il est dit au début du livre de la Genèse : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide (tohu-et-bohu selon la traduction de Chouraqui), la ténèbre était à la surface de l’abîme et l’esprit de Dieu planait sur les eaux ». (Genèse 1, 1-2).

L’esprit est donc premier, il est le principe de tout ce qui existe selon un rythme symbolique divisé en « jours » (Jour premier, jour deux… jusqu’au jour sept), et selon la Tradition les esprits angéliques sont créés avant l’être humain. Le monde visible, la vie organisée, d’une façon générale l’univers, tout cela ne vient, si l’on peut dire, qu’en second. Cet esprit divin créateur est, pour saint Jean, le Logos (ou le Verbe selon la formulation latine), qui crée et organise la création selon une loi logique de telle sorte que l’univers soit un cosmos, c’est-à-dire un monde organisé, et non un chaos.

« Au principe est le Logos (le Verbe) … Tout existe par lui, rien n’existe sans lui. De tout être Il est la vie » (Jean 1, 1-3). Notons au passage que, étymologiquement, tout ce qui est rigoureusement logique ou rationnel émane de ce Logos créateur que les chrétiens reconnaissent comme la deuxième personne de la divine Trinité. Penser logiquement ou rationnellement – le mot latin ratio étant aussi la traduction de logos – c’est penser, au moins en principe, selon la loi même de cet esprit divin qui organise le monde. Théoriquement donc la rationalité (qui englobe évidemment la pensée scientifique) si elle recherche authentiquement la vérité, c’est-à-dire sans idéologie préconçue, ne s’établit pas contre Dieu.

Ajoutons que cet Esprit de Dieu est évidemment la source et le but de tout bien, de toute vérité, de toute beauté, de toute justice, de toute valeur. Il ne cesse d’informer, au sens le plus fort du terme, la réalité en général, et plus particulièrement l’être humain.  En créant les êtres humains, « Il les fait exister dans toute leur originalité. C’est bien autre chose que n’être pas fait de matière, c’est échapper à toutes les barrières, à tous les repliements, c’est être éternellement et à chaque instant une force neuve et intacte de vie et de communion » (Vocabulaire de théologie biblique, éditions du Cerf p. 289). Autrement dit, Comme l’exprime saint Paul aux philosophes de l’Aréopage à Athènes : « En Lui nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Actes 17, 28).

L’Esprit qui donne vie, qui insuffle « une haleine de vie » dans l’homme, est donc ce qui permet à l’être humain d’être libre et vivant dans la vérité, comme l’affirme l’Apôtre Paul dans la deuxième épître aux Corinthiens ; « Le Seigneur c’est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Corinthiens 3,17). D’ailleurs, pour le christianisme la notion d’incarnation est inséparable de la notion de déification : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » (saint Irénée, saint Athanase, etc.), ou selon une autre formule utilisée par certains Pères de l’Eglise aux troisième et quatrième siècles : « Dieu qui est esprit (pneuma) s’est fait sarxophore (c’est-à-dire porteur de chair) pour que l’homme devienne pneumatophore (c’est-à-dire porteur d’esprit) ». C’est donc l’Esprit qui nous fait réaliser notre vocation spirituelle, et comme l’affirme encore saint Paul : « Vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rend esclave et vous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père. Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu, donc héritiers de Dieu » (Romains 8, 15-17).

Les anges

Pour les grandes traditions religieuses, la réalité est créée par l’Esprit divin comme nous venons de le voir, mais cette réalité ne se réduit pas au monde matériel, visible, elle inclut aussi ces énergies incorporelles invisibles, spirituelles, que l’on appelle les anges, créés par Dieu qui fait « des souffles ses anges et des flammes de feu ses serviteurs » (Psaume 104, 4). Le psalmiste se sert ici des images de ce qui est léger, ardent, brûlant, pour évoquer le sens de la nature angélique qui est chaleur, élan, tension vers le haut c’est-à-dire vers le spirituel. Comme nous allons le voir, ils sont aussi créés pour le bien des hommes appelés au salut, c’est-à-dire à la sainteté. Ainsi, pour l’auteur de la lettre aux Hébreux, attribuée à saint Paul, « Les anges ne sont-ils pas tous des esprits remplissant des fonctions et envoyés en service pour le bien de ceux qui doivent recevoir en héritage le salut ? » (Hébreux 1, 14).

Le mot ange, du grec aggelos et du latin angelus, signifie messager ou « transmetteur ». Le philosophe Michel Serres, présentant dans le journal La Croix un de ses livres intitulé La légende des anges, dit que « dans les trois religions monothéistes les anges ont plusieurs fonctions : messager, gardien, guide, etc. Or toutes ces fonctions sont aujourd’hui présentes, actives, efficaces. Les anges permettent donc de comprendre les puces électroniques et l’organisation du monde moderne en général… En gros leur point commun c’est la messagerie » (La Croix, 28-29 novembre 1993). De plus, être spirituel libre doué d’intelligence et de volonté, l’ange n’a pas de corps et ne connaît donc pas la limitation inhérente à l’existence corporelle. « Capable d’un usage parfaitement lucide, unifié et libre de l’intelligence et de la volonté, il peut donc transmettre le message d’une manière parfaite. Sa rencontre renvoie parfaitement celui à qui est destiné le message à Celui qui en est l’origine, Dieu. » (A. Demoustier, sj, Le dynamisme consolateur, média sèvres, 1989).

Avant d’essayer d’expliciter la nature et la fonction de ces esprits angéliques, il faut encore constater que, dans les trois religions monothéistes, le nombre de ces esprits est quasiment incommensurable, la proportion entre le monde visible et ce monde d’esprits invisibles étant de 1 à 99, et même 999, sinon plus encore. C’est sous cet angle que l’on peut comprendre la parabole de la brebis perdue racontée par le Christ dans les évangiles (Matthieu 18, 12-14 ; Luc 15, 4), les 99 brebis représentant les hiérarchies angéliques, la centième, la brebis perdue, représentent la nature humaine déchue que le Christ vient chercher, restaurer, sauver, par son Incarnation.

En outre, le judaïsme, le christianisme et l’islam distinguent traditionnellement neuf hiérarchies angéliques. Saint Jean Damascène (7e-8e siècles) rappelle ainsi que l’on recense « neuf essences célestes » dans lesquelles on peut distinguer trois ordres : « Le premier est fait de ceux qui sont constamment autour de Dieu, destinés à s’attacher à lui, de près et sans intermédiaires ; c’est celui des Séraphins, des Chérubins, et des Trônes très saints. Le deuxième, celui des Dominations, Vertus, Puissances. Le troisième et dernier, celui des Principautés, des Archanges, et des Anges. » (La foi orthodoxe, publication de l’Institut Orthodoxe français de théologie de Paris Saint-Denis, p.48).

Ainsi les trois hiérarchies supérieures (Séraphins, Chérubins, et Trônes) sont tournées vers Dieu ; les trois hiérarchies intermédiaires (Dominations, Vertus, Puissances) sont tournées vers ce que l’on peut appeler « l’homme intérieur », leur fonction étant de favoriser la croissance spirituelle de l’être humain ; les trois hiérarchies inférieures (Principautés, Archange, anges) s’occupent de « l’homme extérieur » c’est-à-dire de la vie quotidienne puisque, comme le dit encore Michel Serres, « le monde est angélique au sens où il réalise dans ses techniques, ses projets, sa dynamique, ce qui était confié aux anges… s’il n’y a pas d’anges il n’y a pas de monde » (La Croix 28-29 novembre 1993).

Notons aussi que, pour saint Denys l’Aréopagite (appelé aussi « le pseudo-Denys l’Aréopagite »), les noms de ces puissances angéliques révèlent la façon constante la façon dont elles se conforment à Dieu. Ainsi « séraphins » signifie « esprit céleste », « ceux qui brûlent d’amour pour Dieu », « ceux qui sont brûlants du désir de Dieu ». Les séraphins ont atteint la perfection spirituelle par l’humilité et par l’abnégation de leur volonté propre et de leur intelligence, dans l’obéissance à Dieu. Pour Denys l’Aréopagite, « leur nom révèle le pouvoir qu’ils ont d’éclairer de la Lumière divine ceux qui sont inférieurs à eux en les enflammant de façon qu’ils atteignent la même chaleur qu’eux-mêmes ».

En ce qui concerne les « chérubins », leur nom signifie d’une part « masse de connaissance », « effusion de sagesse » ou « plénitude de science » et d’autre part « l’aptitude à connaître et à contempler Dieu, à accueillir en soi la plénitude des dons qui rendent sage et à les communiquer ensuite ».

Quant au nom de « trône » il indique « la tendance continue vers les sommets, la tension pour se maintenir de façon ferme et constante auprès de Celui qui est véritablement le Très-Haut. » (La hiérarchie céleste, éd. Aubier, p.206-207). Par exemple on pourra dire que les êtres humains qui débordent d’amour pour Dieu et pour la création sont inspirés par l’esprit séraphique ; que ceux qui cherchent la plénitude de la sagesse divine sont inspirés par l’esprit chérubinique, etc. Une hiérarchie se dessine ainsi : amour-séraphins, connaissance-chérubins, volonté-trônes. Pour simplifier la réflexion, limitons-nous, comme le fait Michel Serres, à la notion d’esprit angélique sans distinction de hiérarchie.

Dans les Evangiles, l’évocation des anges et de leur action est fréquente : l’annonciation faite à Marie par l’archange Gabriel (Luc 1, 26-38) ; l’annonce aux bergers de la naissance du Christ (Luc 2, 9-15) ; les informations données en songe à Joseph (Mathieu 1, 20-24 ; 2, 13-19) ; lorsque Jésus eut triomphé des tentations du diable au désert, « les anges s’approchèrent et ils Le servaient » (Mathieu 4,11) ; un ange vient réconforter Jésus au moment de l’agonie au jardin des oliviers (Luc 22,43); ils annoncent la Résurrection (Matthieu 28, 2-7 ; Marc 16, 5-7 ; Luc 24, 4-7 ; Jean 29, 12-13) ; ils donnent le sens de l’Ascension dans les Actes des Apôtres (Actes 1, 10-11).

On peut aussi noter les nombreuses références au monde angélique dans la Liturgie orthodoxe. Ainsi dans cette hymne appelée Chérubikon (Hymne des chérubins) : « Nous qui dans ce mystère représentons les chérubins… », ou encore dans cette prière dite par le prêtre : « Nous Te rendons grâce pour cette liturgie que Tu as daigné recevoir de nos mains, bien que Tu aies pour Te servir des milliers d’archanges et des myriades d’anges, chérubins et séraphins, à six ailes, aux yeux nombreux, volant dans les régions élevées, chantant, clamant, criant l’hymne triomphale et disant : Saint, Saint, Saint le Seigneur Sabaoth. Nous joignant à ces bienheureuses puissances, nous aussi nous clamons et disant : Tu es parfaitement saint… » Tout cela montre bien que la Liturgie unit dans une même action et une même louange les fidèles et le monde angélique.

Dira-t-on que la référence aux anges est un langage imagé ? Peut-être, mais ce langage traduit la communication d’un sens spirituel, d’une information essentielle pour la vie de l’homme. Il est en tout état de cause évident que les esprits angéliques agissent en grande partie au niveau de notre inconscient ; ces êtres non corporels provoquent « des objets mentaux permettant la rencontre du créateur sans intervenir directement sur la dimension corporelle de l’homme, que ce soit intérieurement ou extérieurement » (A. Demoustier, op.cit.). Leur influence se manifeste essentiellement à travers les images mentales qu’ils induisent en l’homme.

Comparativement à l’homme l’ange est incorporel, mais ce n’est pas pour autant un pur esprit, il ne participe pas à la nature divine ; c’est une créature limitée et sujette au changement comme toute créature et l’immortalité des anges n’est pas l’éternité. Comme nous l’avons déjà dit, Dieu seul, illimité, infini, immuable, éternel peut être pensé comme un pur esprit. Pour les traditions religieuses les esprits angéliques sont donc bien des êtres personnels. Certains sont désignés par un nom propre, ainsi Michel, Gabriel, Raphaël, pour ne citer que les plus connus. Mais bien que libre, l’ange n’agit pas pour lui-même, il faut le penser comme dépouillé de la notion de « moi », l’affirmation du moi (ce qu’on appelle aussi l’ego) pouvant être comprise comme une sorte de matérialisation de l’esprit de l’homme. En effet, si le processus d’individuation étudié et mis en lumière en particulier par Carl Gustav Jung est fondamental dans la vie psychique, on peut aussi affirmer que l’évolution spirituelle à laquelle tout être humain est appelé consiste à passer du « moi » individuel caractérisé par l’égocentrisme, le repli sur soi-même, la recherche individualiste du bonheur et le désir d’indépendance, au « je » personnel « à la ressemblance de Dieu ».

En effet, théologiquement la notion de personne est supérieure à la notion d’individu, la personne étant essentiellement en relation à l’Autre (à l’image des personnes divines pour la théologie chrétienne), visant la liberté (qui est un concept beaucoup plus riche que celui d’indépendance), capable d’amour véritable, donc d’abnégation puisque, comme le dit Jésus, « nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime » (Jean 15, 13). Ainsi l’ange doit être pensé non pas comme un individu indépendant voulant faire sa volonté, mais comme une personne libre, s’effaçant volontairement, agissant non pour lui-même mais seulement par obéissance à Dieu, même s’il ne comprend pas l’économie divine pour l’être humain.

A quoi servent les esprits angéliques ?

Les anges sont par nature totalement au service de Dieu.

D’abord, comme le montre la vision qu’a eue Isaïe, les Séraphins proclament perpétuellement la louange de Dieu : « Je vis le Seigneur assis sur un trône élevé… des Séraphins se tenaient au-dessus de Lui, et ils se criaient l’un l’autre ces paroles : “Saint, Saint, Saint, est le Seigneur Sabaoth, Sa gloire remplit toute la terre” » (Isaïe 6,1-3). Cette acclamation des anges est reprise dans la divine Liturgie dans le chant du Trisagion (Trois fois saint) qui est composé de l’exclamation « Saint » trois fois répétée qui devient un hymne de louange à la Sainte Trinité puisque chaque Personne divine est désignée : Saint Dieu : le Père ; Saint fort : le Fils ; Saint immortel : l’Esprit. Et le chant du Trisagion est précédé par une prière disant : « O Dieu Saint qui reposes dans le Sanctuaire, chanté par la voix trois fois sainte des Séraphins, glorifié par les Chérubins et adoré par toutes les Puissances célestes… » La Liturgie chrétienne, et plus spécifiquement la divine Liturgie orthodoxe, associe les hommes et les anges pour chanter la gloire de Dieu présente éternellement pour les anges et l’humanité. C’est pourquoi cette liturgie est « eucharistique », rendant grâce à l’incommensurable et glorieuse majesté de Dieu et à Sa miséricorde infinie chantée par les esprits angéliques et par les fidèles unis aux anges dans la célébration liturgique.

Mais les anges sont aussi chargés d’accomplir les missions fixées par Dieu pour le bien des hommes. Saint Paul les évoque comme « des esprits remplissant des fonctions et envoyés en service pour le bien de ceux qui doivent recevoir en héritage le salut » (Hébreux 1, 14). C’est ainsi par exemple que dans la Bible l’archange Raphaël est envoyé à Tobie et à sa famille pour les aider et les inviter à reconnaître la présence et l’action bienfaisante de Dieu dans leur vie, à rendre grâce et chanter ses louanges : « j’ai été envoyé vers toi … Je suis Raphaël l’un des sept anges qui se tiennent devant la gloire du Seigneur et pénètrent en sa présence… Ne craignez rien, la paix soit avec vous. Bénissez Dieu à tout jamais. Quand j’étais avec vous, ce n’était pas par un effet de ma bienveillance mais par la volonté de Dieu. C’est Lui que vous devez bénir tout au long des jours, c’est Lui que vous devez chanter » (Tobie 12, 13-18).

D’autre part on peut remarquer que leurs noms expriment toujours une relation dynamique à Dieu : Michel signifie « Qui est comme Dieu ? », Raphaël « Dieu guérit », Gabriel « Force de Dieu », Uriel « Flamme de Dieu », Nathanaël « Don de Dieu ». On peut résumer cela de la façon suivante : les anges sont des esprits célestes au service de Dieu, mais aussi des intermédiaires entre Dieu et l’homme pour que s’accomplisse la volonté divine qui est que tous les hommes soient sauvés, c’est-à-dire déifiés ; mais bien que vivant en présence de Dieu et porteurs de la volonté divine, ils sont, comme nous l’avons dit, dans l’abnégation complète : un ange n’impose jamais sa volonté, même pour que s’accomplisse le bien, il s’efforce seulement de guider l’homme en respectant totalement la liberté de celui-ci. Prolongeons le propos : quand les chrétiens disent dans la prière du Notre Père « que Ta volonté soit faite » ils sont là aussi spirituellement en communion avec les anges devant Dieu.

Comment se manifeste les anges ? « Ils sont là pour l’intellect », dit saint Jean Damascène.  Le rôle des anges est donc d’apparaître par des images mentales, pour disparaître en renvoyant l’homme à Dieu ; l’ange est seulement, comme nous l’avons dit plus haut, un « informateur ». Nous référant au grand théologien orthodoxe Serge Boulgakov, on peut dire que « l’ange est la proximité de Dieu dans l’homme, il est l’organe de son Esprit qui se manifeste à notre esprit. Les paroles qu’il nous inspire sont échos de celles du Logos incarné ».

Les démons

Mais le monde des esprits ne se limite pas aux anges obéissant à la volonté divine et toujours bienveillants pour l’être humain ; il existe aussi dans les trois grandes traditions monothéistes, et plus largement dans presque toutes les religions, des esprits négatifs, malveillants pour l’homme, désobéissant donc à Dieu, que l’on qualifie d’esprits diaboliques, ou démons, entités spirituelles agissant de façon personnelle, très souvent également au niveau de l’inconscient de l’être humain, et qu’il ne faut pas confondre avec l’idée abstraite du mal.

Dans la Bible, les démons sont évoqués comme des anges déchus. En effet les esprits sont considérés par la Tradition comme des créatures libres engagées dans un devenir, comme toute créature, mais sur un mode différent de la temporalité humaine. Autrement dit les anges aussi évoluent et, n’étant pas parfaits (Dieu seul est parfait, immuable, absolu, éternel), ils peuvent choisir de s’opposer à Dieu et de ne pas être fidèles à leur nature. En effet, puisqu’ils sont créés par Dieu, ils ne peuvent être mauvais par nature, mais seulement par l’abandon volontaire, c’est-à-dire par choix et décision, des propriétés de leur nature. « En quel sens disons-nous que les démons sont pervertis sinon en ce qu’ils ont abandonné la propriété et l’exercice des biens divins… On les appelle mauvais à cause de l’affaiblissement de leur activité naturelle. Le mal qui est en eux est une déviation, une défaillance, un faux pas, une chute. La race des démons n’est pas mauvaise en tant qu’elle se conforme à sa nature, mais en tant qu’elle ne s’y conforme pas » (Saint Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, Aubier, § 23). Cette infidélité à leur nature profonde est une révolte contre le projet divin qui leur fait perdre la capacité d’être nourris par l’énergie d’amour de Dieu.

Parmi les esprits démoniaques, Satan tient une place prépondérante. D’abord nom commun d’origine hébraïque désignant l’accusateur devant un tribunal, le mot satan est peu à peu devenu un nom propre personnifiant les forces du mal, l’adversaire de Dieu et des hommes, l’énergie spirituelle négative qui fait obstacle au mouvement de déification auquel l’homme est appelé. On le nomme également le diable, du grec diabolos, qui signifie le « diviseur » ou « celui qui calomnie » ; il est aussi présenté dans l’une des paraboles du Christ comme l’ennemi qui sème l’ivraie dans le champ de blé (Matthieu 13, 24-39). Son influence se manifeste dans l’activité malfaisante des anges déchus qui sont en quelque sorte ses auxiliaires, et dont la caractéristique principale est l’orgueil (supériorité de leur nature d’êtres spirituels par rapport à la nature mixte de l’homme), et la volonté de dévaloriser l’homme à ses propres yeux et surtout devant Dieu en l’induisant au mal (divisions, haines, calomnie, guerres, homicides, fanatismes divers…).

Quel est le sens de la révolte des esprits mauvais ?

Pour comprendre, il faut d’abord se rappeler que, ainsi que le dit saint Jean, « Dieu est Amour, Agapè » (1 Jean 4, 8 sq.), ce qui signifie que le fond, la source, et le but de l’énergie spirituelle la plus élevée ne peut être que l’amour. Mais comment définir l’Amour ? Comment approcher son essence ? L’Amour divin, trinitaire, est toujours tourné vers l’Autre et peut se résumer par une formule lapidaire : « non pas moi, mais toi ». Il se manifeste dans l’ouverture, l’abnégation, le dépouillement, la limitation de soi pour l’autre. Ainsi, comme nous l’avons déjà dit, pour les chrétiens, Dieu s’est fait homme (ce qu’on appelle l’Incarnation), Il est entré dans la matière, dans l’histoire humaine, pour que l’être humain puisse être « sauvé », c’est-à-dire libéré de la peur et de la culpabilité morbide, guéri, et qu’il puisse participer à la vie divine dans ses énergies d’amour, de lumière, de beauté, de bonté, de justice, etc. Par amour donc, Dieu s’abaisse jusqu’à sa créature ; dans le Christ Jésus il assume la totalité de la nature humaine hormis le péché, et ainsi que le dit saint Paul : « le Christ Jésus qui était de condition divine s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, …il s’est abaissé devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix » (Philippiens 2, 6-8).

C’est cela que Satan et les esprits mauvais n’acceptent pas : ils se révoltent contre cet amour divin qui fait que le Dieu Très-Haut veut en quelque sorte épouser sa créature faible et matérielle pour la faire monter jusqu’à Lui ; ils refusent la Kénose divine (c’est-à-dire l’abaissement de Dieu). On en trouve une illustration dans les évangiles : lorsque le Christ annonce qu’Il va monter à Jérusalem, et qu’Il va y souffrir et y mourir, l’apôtre Pierre proteste et refuse ce qui doit s’accomplir en disant : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas ». Mais Jésus lui répond : « Retire-toi derrière moi Satan. Tu es pour moi une occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu » (Matthieu 16, 21-33). Pourtant, dans les versets précédents, Pierre avait compris et affirmé que Jésus est le Christ, le Messie, le Fils de Dieu. Mais l’esprit qui l’anime et qui le pousse à refuser que le Christ soit rabaissé au rang de malfaiteur, souffre, et soit condamné à une mort infamante et horrible, est qualifié par Jésus de « Satan », c’est-à-dire d’obstacle au plan divin. L’obéissance à Dieu, l’amour véritable, consistent en effet à accepter l’humiliation volontaire du Maître si Celui-ci le veut. Dieu veut conquérir le monde par son amour, non par sa toute-puissance ou sa splendeur ; les anges l’acceptent, les démons le refusent.

D’autre part l’interprétation traditionnelle consiste à dire que les esprits déchus poussent l’homme à faire le mal pour le séparer de Dieu, pour le rendre encore plus indigne de l’amour divin. Ils ne peuvent accepter l’idée que l’être humain, composé de matière et d’esprit, donc mixte, englué dans la chair, faible, puisse être appelé à participer à la vie divine, à nommer Dieu « Père » (« nous sommes de la race de Dieu », affirme saint Paul devant l’Aréopage à Athènes – Actes 17, 28‑29), alors que les anges, êtres purement spirituels, ne sont que des serviteurs et ne sont pas appelés à la filiation divine. L’homme a pour vocation d’appeler Dieu, Père, vocation que n’ont pas les anges. Satan, être de lumière à l’origine (Lucifer, celui qui porte la lumière), est jaloux de l’homme et de sa destinée divine, et ce refus du plan divin le précipite dans les ténèbres.

Comment se manifestent ces esprits ?

L’esprit mauvais est la force négative, l’énergie intérieure apparemment autonome qui introduit la division à l’intérieur et à l’extérieur, rompant la confiance par rapport à Dieu, par rapport aux autres, et par rapport à soi-même.

– Par rapport à Dieu : l’homme aveuglé spirituellement par les passions est coupé de la Source et du sens profond de l’existence, ce qui peut se traduire par des sentiments de vaine révolte, ou des sentiments d’absurdité, de désespoir, de découragement, de dépression (« à quoi bon… »).

– Par rapport aux autres : c’est le développement de toutes les attitudes négatives, destructrices, et mortifères telles que la haine, le mépris de l’autre, le refus du dialogue, le racisme, l’intolérance, le sectarisme, et toutes les atrocités dont l’être humain est capable et qui sont les fruits vénéneux de ces esprits mauvais.

– Par rapport à soi-même enfin, puisque les comportements malfaisants ne sont généralement que l’expression de la division intérieure, des conflits internes dont nous sommes victimes et qui provoquent les maladies physiques ou psychiques. Dans la Bible en effet, toute maladie est signe d’un déséquilibre ou d’un désordre intérieur, donc de la puissance de Satan et des démons. Il est intéressant à ce propos de voir que dans les évangiles, expulsion des démons et guérison vont de pair. Ainsi Jésus chasse les démons qui « possèdent » l’être humain, et les guérisons qu’il opère ainsi sont le résultat d’une réconciliation du malade avec lui-même, d’une réunification intérieure, réconciliation ou réunification fondées sur la foi, c’est-à-dire la confiance de l’être souffrant en Dieu, en la vie, en lui-même. Cette confiance est restaurée par une parole de salut qui remet l’homme dans son axe essentiel : « ta foi t’a sauvé », ou « ta foi t’a guéri » (le mot grec soteria utilisé dans les évangiles signifie à la fois le salut et la santé). En effet le « salut » est une guérison spirituelle qui rejaillit sur l’être tout entier, et qui réinforme positivement le psychisme humain. La lutte contre les mauvais esprits consiste donc à restaurer la foi, la confiance, la capacité d’aimer, et d’abord de s’aimer soi-même (« aimer son prochain comme soi-même ») de façon juste, c’est-à-dire non névrotique, non possessive. N’est-ce pas d’ailleurs le but de toutes les thérapies dignes de ce nom qui tendent à libérer l’homme de tous ses démons ?

Résumons : nos comportements sont le résultat de nos pensées, et les pensées qui valorisent de façon orgueilleuse et absolue le « moi », sa suprématie et sa violence, que ce soit au niveau individuel, collectif, ou religieux, allant s’il le faut jusqu’au meurtre, relèvent de l’esprit satanique, y compris la volonté de défendre à tout prix la conception que l’on se fait du sacré, du divin, ou de la sainteté, fût-ce au prix de la terreur, de la souffrance ou de la mort d’autrui. On peut penser bien sûr à toutes les inquisitions et à toutes les violences fanatiques, quelles qu’en soient les origines.

Comment distinguer les bons esprits des mauvais, ou si l’on veut les démons des anges ? C’est la grande question du « discernement des esprits » si importante pour tout être humain et plus particulièrement pour ceux qui ont une vocation de « père spirituel ». Pour saint Paul les fruits de l’Esprit et donc des bons esprits sont « amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi » (Galates 5, 22-23). Les mauvais anges au contraire enferment l’homme dans son ego narcissique, dans l’inflation de soi-même. On peut d’ailleurs remarquer que dans le mot enfermement il y a le mot enfer. L’enfer ce n’est pas les autres, l’enfer est en nous. L’enfer‑mement est intérieur et se traduit par une incapacité de s’ouvrir à l’Autre, à l’amour vrai sous l’influence des esprits diaboliques. On peut dire que l’ange infernal instaure le règne du souci, que celui-ci soit narcissique ou mégalomane, et le souci prend dans l’homme la place faite pour la louange. Au contraire le bon ange nous ouvre à la confiance, il invite à la louange et à l’action de grâces, il rétablit l’homme dans l’Amour, c’est-à-dire dans son “être pour l’Autre”. Alors que l’action des anges renvoie toujours à Dieu, l’action des démons est d’empêcher la rencontre entre l’homme et Dieu par des illusions diverses. De plus les premiers sont toujours porteurs d’un message de paix et de joie, alors que les seconds s’appuient sur la peur. On peut dire ainsi que la peur et tout ce qu’elle entraîne dans les domaines de la maladie, de la méfiance et du mépris, vient du diable.

Une dernière question peut se poser : faut-il avoir peur des esprits et plus particulièrement des esprits maléfiques ?

La réponse est non, en particulier pour les chrétiens.

En ce qui concerne les anges, ces énergies invisibles, ils sont « faits par le Verbe, achevés en sainteté par le Saint-Esprit, pour participer à la grâce… Ils sont là pour veiller aux choses de la terre… Ils assurent la marche de ce qui nous concerne et nous prêtent secours en veillant constamment sur nous, par la volonté et l’ordre divins, sans cesser d’être toujours autour de Dieu » (saint Jean Damascène, op.cit., p.46-47). C’est dans cette optique que s’est développée, dans le monde chrétien en particulier, la croyance en l’ange gardien qui est, pour le saint Padre Pio, « l’ami le plus sincère et le plus fidèle ».

En ce qui concerne les démons et leur existence, le Nouveau Testament affirme que leur pouvoir est tout à fait limité et déjà vaincu par l’Incarnation et la Résurrection : le Christ a détruit les œuvres du diable (cf.1 Jean 3, 8), il permet à l’homme de sortir de la peur, de la haine, de la violence meurtrière, du jugement qui condamne. C’est bien le sens du mot « évangile » : la bonne Nouvelle.

Terminons par la profession de foi que fait l’apôtre Paul dans l’épitre aux romains : « qui nous séparera de l’amour du Christ ? La détresse, l’angoisse, la persécution, la faim, le dénuement, le danger ? … Mais en tout cela, nous sommes déjà vainqueurs par celui qui nous a aimés. Oui, j’en ai l’assurance : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l’avenir, ni les puissances, ni les forces des hauteurs ni celles des profondeurs, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur » (Romains 8, 35-39).

P. Yves Dulac

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